Il existe un moment précis dans la vie d’une organisation, d’une famille ou d’une personne où la vision, le récit dominant devient obsession. Où la capacité à croire en son histoire devient l’incapacité à voir la réalité.
C’est le sujet de ce Ciné-coaching : comment les récits nous enferment ?
François Truffaut, dans L’Histoire d’Adèle H (1975), ne raconte pas une romance. Il raconte la progression inexorable du déni. Adèle, fille de Victor Hugo, ne vit pas une histoire d’amour. Elle la crée, la raconte, la perfectionne — tandis que sa réalité s’effondre autour d’elle.
Ce qui rend ce film pertinent pour le leadership, c’est qu’Adèle n’est pas une exception pathologique. Elle est une exagération de quelque chose que tout leader expérimente : raconter une histoire pour la rendre vraie. Au commencement, une idée est une histoire qui devient peu à peu réalité. Dans une autre phase, ignorer les signaux faibles parce qu’ils contredisent le scénario préféré, l’histoire dominante de l’entreprise ou de la famille, s’enfermer dans la cohérence plutôt que d’accepter l’ajustement, amène au pire.
Le Ciné-coaching est une approche qui utilise le cinéma comme miroir des dynamiques humaines et organisationnelles. Il ne s’agit pas de psychanalyse de film, mais de reconnaissance des patterns : comment ce qui se joue à l’écran se rejouent dans nos entreprises, nos équipes, nos propres décisions. Les ressentir et les comprendre nous permet d’ajuster notre scénario pour qu’il s’accorde à nos désirs et s’inscrive dans la réalité.
Si vous découvrez cette approche, je vous invite à explorer ces trois articles fondateurs :
- Comment fonctionne le ciné-coaching ? — Comprendre la méthode et mon parcours vers cette pratique
- Comment choisir un film pour le développement personnel ? — Les critères pour transformer un film en outil de transformation
- Comment regarder un film comme un outil de développement ? — Les clés d’observation pour décoder les dynamiques à l’œuvre
Ces ressources vous permettront de mieux saisir la puissance du cinéma comme levier de conscience et d’action.
En ce qui concerne l’Histoire d’Adèle H, trois dynamiques clés émergent de ce film, et elles nous parlent directement :
- Comment une blessure crée un besoin de reconnaissance compulsif ?
- Comment ce besoin construit un récit obsessionnel ?
- Comment ce récit nous coupe complètement de la réalité et jusqu’à la folie ?
L’Histoire d’Adèle H : une progression vers le déni
Synopsis et contexte
Adèle H (1975) raconte l’histoire vraie d’Adèle, fille de Victor Hugo. Le film débute avec une jeune femme apparemment normale, intelligente, vive — mais rapidement, on découvre qu’elle nourrit une obsession pour le lieutenant Albert Pinson, un officier britannique qui l’a rencontré brièvement et qui ne partage absolument pas ses sentiments.
Ce qui pourrait sembler une simple mésaventure amoureuse se transforme progressivement en une descente hallucinante dans l’érotomanie — cette conviction délirante que quelqu’un nous aime profondément, sans aucune base dans la réalité.
Isabelle Adjani livre une performance extraordinaire : elle joue la lente corrosion psychique, le mouvement imperceptible entre l’espoir rationnel et la folie structurée. Chaque geste, chaque regard, chaque silence de Pinson est réinterprété pour correspondre au scénario qu’Adèle s’est construit.
Le génie de Truffaut, c’est de ne jamais montrer Adèle comme une folle. Il montre la logique interne de son délire. On comprend le mécanisme. Et c’est ce qui la rend tragique, et pertinente pour comprendre certains leaders ou certaines personnes que l’on croise.
Les trois stades du déni et ce qu’ils nous enseignent
Stade 1 : La réinterprétation des signaux
Pinson vient rendre visite à Adèle chez sa logeuse. Il est poli, mais distant. Absolument indifférent. Et voilà ce qui se passe : au lieu d’interpréter son indifférence pour ce qu’elle est, Adèle la transforme en preuve d’amour caché.
C’est le déni de niveau 1 : la réalité est légèrement tordue pour s’adapter au scénario. Et remarquez : quand Pinson vient la voir, elle n’est pas joyeuse et spontanée. Elle est apeurée, angoissée. Elle sent, inconsciemment, que le récit qu’elle se raconte est fragile. A ce moment, si son récit basculait, si elle ne pouvait plus vivre dans cette illusion, elle serait contrainte d’affronter la réalité.
En entreprise, c’est le leader ou le collègue qui reçoit un retour critique et qui y voit une preuve que « l’équipe , les autres ne comprennent pas la vision ».
Stade 2 : La construction d’une contre-réalité
Juste après que Pinson l’ait repoussée fermement, lui annonçant qu’il ne l’épousera jamais, Adèle écrit à ses parents.
« Je viens d’être heureuse que nous nous soyons retrouvés. Nous nous aimons. »
Elle écrit des lettres enflammées. Elle raconte, chaque jour, une histoire qui n’existe que dans son esprit. Sa vie, elle ne la vit pas, elle la raconte.
Et voici le point crucial : ces lettres ne sont pas écrites pour elle-même. Elles sont adressées à ses parents. Pourquoi ? Parce que le vrai enjeu n’est pas Pinson. C’est la reconnaissance familiale. Adèle a grandi écrasée par la figure de son père — Victor Hugo. Elle ne peut pas rivaliser avec lui en art. Alors elle crée une autre histoire : celle d’une femme aimée, d’une femme légitime, d’une femme qui vaut quelque chose. Plus elle est aimée plus elle a de valeur et plus elle mérite la reconnaissance après laquelle elle court.
Le mensonge n’est pas un accident. C’est un mécanisme de survie psychique. A ce titre, je pense évidemment à Shutter Island de Martin Scorsese. Teddy (Leonardo di Caprio) a préféré se raconter une histoire complètement folle plutôt que devoir accepter une réalité terrible : il a tué sa femme après avoir découvert qu’elle avait noyée leurs enfants.
En entreprise, c’est le fondateur qui réécrit l’histoire d’un échec commercial en « pivotagique stratégique ». C’est le manager qui raconte aux RH que « les critiques viennent d’une équipe jalouse ». C’est le leader qui maintient un storytelling creux parce que l’alternative — accepter l’erreur — est insupportable.
Stade 3 : L’escalade logique vers la folie
Adèle ne peut pas l’accepter. Elle ne peut pas accepter que Pinson ne l’aime pas. Alors elle escalade.
Elle se travestit en homme pour assister à une soirée où il sera présent. Elle lui avoue directement son amour. Il la repousse, humilié.
Ensuite, elle se présente chez le père de la future femme de Pinson en prétendant être son épouse et enceinte de lui. Elle l’espionne alors qu’il est en patrouille. Elle se présente devant sa brigade, affirmant qu’elle est enceinte, lui proposant de l’argent. Il ne répond même pas. Le silence absolu.
Et qu’est-ce que le silence signifie pour Adèle ? Une preuve supplémentaire d’amour caché. Plus il refuse, plus elle renforce. Le mécanisme s’auto-alimente. C’est l’érotomanie complète : la conviction délirante, irréfutable, auto-portée et auto-génératrice.
Lecture psychologique : Adèle ne distingue plus la réalité de l’illusion. Elle vit dans un univers parallèle où tout ce qui contredit son récit devient une preuve supplémentaire du récit.
Lecture leadership : C’est le leader totalement déconnecté. Celui qui s’isole dans son pouvoir, qui voit la contradiction comme une menace, qui refuse le feedback, qui devient paranoïaque. Les faits sont niés. L’opposition devient une conspiration. Et plus la réalité objective s’aggrave, plus le leader renforce le déni.
La blessure originelle : pourquoi Adèle en est venue là
Le film ne montre jamais la blessure directement. Mais elle est omniprésente.
Adèle a perdu sa sœur, noyée. Son père, Victor Hugo, lui voue depuis une vénération presque sacrée — une autre fille qui devient plus importante que la vivante. D’un côté, Adèle est écrasée par la figure légendaire de son père. De l’autre, elle est invisible aux yeux d’un homme rongé par le deuil.
La blessure originelle, c’est :
« Je ne suis pas assez. Je ne mérite pas d’être aimée pour ce que je suis. »
Et de cette blessure naît le besoin compulsif : être aimée de manière extrême, inconditionnelle, qui efface le doute. Pas l’amour sain. L’amour qui répare.
C’est ici qu’intervient la grille de lecture qu’offre les 5 blessures de Lise Bourbeau :
- Abandon → mène à être abandonné
- Rejet → mène à être rejeté
- Humiliation → mène à être humilié
- Trahison → mène à être trahi
- Injustice → mène à manquer de reconnaissance
Adèle porte la blessure d’abandon (absence du père émotionnel) et d’injustice (invisible face à la mémoire de sa sœur). Et voici la mécanique : en cherchant consciemment à éviter l’abandon, elle crée les conditions d’être abandonnée à nouveau.
Elle choisit Pinson parce qu’il est inaccessible. Parce que l’inaccessibilité ressemble à de l’amour caché plutôt qu’à du rejet. Et en le choisissant, elle garantit sa propre destruction.
Point clé à retenir : Nos blessures, lorsque nous n’en avons pas conscience, nous amènent à rechercher des extrêmes qui nous empêchent de trouver ce que nous cherchons réellement.
En coaching, c’est crucial. Un leader qui agit sous le poids inconscient d’une blessure d’abandon va :
- Sur-engager les équipes (pour ne pas perdre les gens)
- Fusionner avec le projet (pour prouver sa valeur)
- Refuser la délégation (peur de l’abandon)
- Réagir agressivement aux critiques (elles confirment la blessure)
Ce que cela signifie pour le leadership contemporain
Le déni comme mécanisme de protection
Quand la réalité est trop douloureuse à accepter, le cerveau crée une fiction. C’est un mécanisme de survie. Pas une pathologie morale. Une adaptation physiologique.
Mais cette adaptation qui protège à court terme détruit à long terme.
Un leader en déni :
- Ignore les signaux faibles (ils contredisent le récit)
- Réinterprète les données négatives (elles deviennent des preuves du contraire)
- Renforce son contrôle (pour maintenir la cohérence du récit)
- S’isole progressivement (pour éviter la contradiction)
- Devient paranoïaque (le monde menace sa version)
Et contrairement à Adèle, qui est seule victime de son illusion, un leader en déni entraîne toute une organisation. Les équipes doivent se plier à la fiction. Les résultats sont réinterprétés. Les départs sont vus comme des trahisons. La culture s’effondre.
Les deux émotions du spectateur
En regardant Adèle, on éprouve deux émotions et elles sont pertinentes pour comprendre comment agir face à un leader enfermé dans son déni.
Première émotion : Agacement + Colère
Quand le déni nous impacte directement. Quand on voit qu’une fausse narration crée des dégâts réels. C’est l’émotion du manager qui observe un collègue détruire l’équipe par son déni. C’est l’émotion des collaborateurs qui voient le leader refuser l’évidence.
Deuxième émotion : Compassion + Tristesse
Quand on observe de l’extérieur. Quand on comprend que la personne est prisonnière de son propre psychisme. Qu’elle ne peut pas sortir facilement parce que la sortie signifierait l’effondrement du sens qu’elle a construit autour de sa vie.
Ces deux émotions ne s’excluent pas. Elles coexistent. Et c’est ce qui doit guider l’action du coach ou du leader lucide : reconnaître la prisonnière et l’aider à s’échapper, sans déni mais aussi sans jugement.
Comment dépassez ces récits qui nous enferment ?
Le premier pas : reconnaître le mécanisme
C’est difficile parce que le déni défend le déni. Plus quelqu’un est enfermé dans un récit, moins elle peut le voir de l’extérieur.
Mais il existe des signaux :
- Vous réinterprétez systématiquement les mauvaises nouvelles
- Vous vous sentez apeuré ou angoissé quand on vous propose un autre récit
- Vous cherchez constamment des preuves que votre histoire est vraie
- Vous blâmez l’extérieur plutôt que de remettre en question le scénario
- Les gens de confiance commencent à s’éloigner
- Vous vous isolez progressivement (pour protéger le récit)
Le coaching individuel ou collectif commence ici : créer un espace où le récit personnel, collectif ou familial peut être questionné sans menace.
Le deuxième pas : accueillir la dissonance
Le leadership lucide repose sur la capacité à supporter une réalité qui contredit notre scénario préféré.
Ce n’est pas confortable. Adèle savait — elle sentait — que son récit était fragile. Mais l’alternative était trop douloureuse.
Pour un leader, c’est la même chose. Accepter que la stratégie ne fonctionne pas signifie accepter que la vision était erronée. Accepter le feedback critique signifie accepter qu’on ne voit pas tout. Accepter l’échec signifie accepter la limite.
Mais c’est justement l’antidote au déni : développer la capacité à vivre dans l’ambiguïté, entre des émotions contradictoires mais pas conflictuelles.
Le coaching comme espace de transformation
En coaching, nous aidons à :
- Identifier la blessure sous-jacente (la vraie source du récit)
- Reconnaître le mécanisme de déni (comment on le perpétue)
- Accueillir la réalité (avec le chagrin, le deuil, la peur qui en découle)
- Co-créer un nouveau récit (un qui intègre la réalité et le sens)
C’est plus lent qu’Adèle qui bascule, mais c’est la seule voie vers une lucidité durable.
Et ce nouveau récit ne sera pas « meilleur » moralement. Il sera plus vrai. Et à partir du vrai, on peut construire quelque chose de solide.
Conclusion
L’Histoire d’Adèle H n’est pas un film sur l’amour. C’est un film sur la prison que nous construisons quand nous ne pouvons pas accepter une blessure.
Et le génie de Truffaut est de montrer cette prison sans détourner le regard. Pas de jugement. Pas de morale facile. Juste la progression inexorable d’une personne qui choisit l’illusion parce que la réalité est insupportable.
Ce qui rend ce film pertinent pour le leadership, c’est qu’il montre que ce n’est pas une question de bêtise ou de malveillance. C’est une question de blessure non traitée qui devient un mécanisme de protection qui devient une prison.
Comment dépasser les récits qui nous enferment ?
En acceptant d’abord qu’on en a un. En le voyant, sans le nier. En reconnaissant la blessure qu’il protège. Et en choisissant, progressivement, d’accueillir la réalité — même quand elle est douloureuse.
C’est ce que propose le Ciné-coaching : un miroir du réel, et une invitation à la transformation.
Et vous ? Quels récits vous enferment ? Lesquels avez-vous dépassé ?
Prochaines étapes
Pour explorer vos propres récits enfermants :
- Découvrez comment identifier vos 5 blessures et comment elles structurent vos décisions
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